jeudi 24 juillet 2014

STEPPTERMINAL



À Rouen, dans la galerie 180, nous avons la chance de passer tout l'été en compagnie d'une œuvre de Nicolas Moulin. On connaît bien Nicolas Moulin sur ce blog pour ses donations, pour ses familiarités que nous partageons avec le travail de Claude Parent.
Il est, pour moi, l'un des rares artistes contemporains ayant réussi à vraiment travailler avec la présence de l'architecture. On voit aujourd'hui beaucoup de maquettes, beaucoup d'images, beaucoup de regards photographiques qui s'amusent sans profondeur à fabriquer d'autres images, de simples échos aux vraies préoccupations de l'architecture et de sa représentation. Peu arrivent non seulement à rester dans une forme de distance amoureuse (celle de l'hésitation à embrasser) tout en livrant depuis des années maintenant une recherche pertinente sur ce que Nicolas Moulin appela un jour dans une conférence la présence vaudou de l'architecture.
Il faut pour cela être un artiste.










La sculpture présente ici prend la forme d'une maquette géante et se nomme STEPPTERMINAL, trop grande pour être didactique à sa fonction, trop petite pour faire semblant d'être un lieu. Lors de ma rencontre avec Nicolas Moulin, il m'expliqua que cette question d'échelle (celle choisie) oblige à réellement "construire" puisqu'on ne peut ici, vu la taille, faire semblant que cela tienne. Il s'agit donc bien d'être architecte, de penser au poids, à la gravité de ce qui est montré. On ne fait pas ici image. L'objet tient donc, en quelque sorte tout seul.
Mais dans ses matériaux, dans son éclatement, dans le resserrement même du lieu, la sculpture impose une projection dans son intérieur, oblige à une visite de chantier. Le moment le plus palpitant, le plus évident aussi est la visite de la façade qui seule semble nous dire ici une singularité. Le reste pouvant rapidement passer à l'œil averti pour un ensemble simple de planchers et de poutres, la fabrication d'un open space. Tout est à l'air. Mais voilà, la façade semble être connue, reconnue dans son dessin sa géométrie. On a ce sentiment d'une évidence, presque d'un type. On se reconnaît en quelque sorte dans ce style de béton architectonique qui ne fait architecture que dans la forme de cette géométrie, ne remettant rien en cause de l'invention de son espace. Une façade certes moderne mais déjà un rien dépassée, usée, presque absurde. On est certain que si on prend sa voiture, que l'on tourne un rien dans la zone des bureaux des années 70 en périphérie de notre ville, on trouvera bien ce modèle vendu en plaques dans des catalogues il y a encore peu. Mais là où Nicolas Moulin fait preuve d'analyse et joue avec nous c'est bien que ce modèle, loin d'être anonyme est simplement (et c'est peu dire !) de Marcel Breuer puisque imité à celui de la Gaude, le centre IBM dessiné par le célèbre architecte... Ainsi, dans un retournement habile et je le crois amusé, à nous même, Nicolas Moulin détruit l'image que nous avons construit pour nous obliger à modérer notre jugement.
La pièce est silencieuse, nous travaillons. 
Je ne crois pas que Nicolas Moulin joue ici particulièrement avec une opposition entre cette architecture et celle du lieu même. Le In situ ici n'est pas mis en cause. On pourrait tout au plus s'amuser avec l'artiste à ce que la transparence structurelle de sa pièce réagisse avec celle des structures de colombages des maisons à pans de bois de la rue Martainville qui sont, dans leur lisibilité un écho historique à un brutalisme si cher à l'artiste. Par contre, il ne faut pas oublier que dans le lieu de l'exposition, des cartes postales sont disponibles et gratuites. En voici un exemplaire :


Ce bâtiment pris dans une lumière un rien éteinte, disons boring postcard, est connu de beaucoup de rouennais. Il est le siège de Carsat et se trouve rive gauche au bord de la ville, introduisant en quelque sorte la zone industrielle. Nicolas Moulin va donc chercher dans le réel, dans le bâti, une représentation qui résonne avec sa sculpture STEPPTERMINAL. Le premier geste est la comparaison. On saisit d'abord un rapprochement possible du moins dans une esthétique géométrique évoquée plus haut, on pourrait même croire trop rapidement qu'il s'agit là du même bâtiment. Mais ce point image que fait Nicolas Moulin tente bien à nouveau de troubler la piste possible de son positionnement. D'abord dégradé dans son apparition grautag, notion inventée par l'artiste, il nous donne aussi envie d'aller voir... Il joue avec notre attente de la carte postale comme la sculpture joue de notre attente de la maquette. Nicolas Moulin nous oblige finalement à re-voir nos images. Et, en romantique désespéré mais jouissant de ce désespoir, nous allons sur place pour jouir encore un peu de notre errance, perdus entre réalité, image, structure. 
Je suis romantique, je suis allé voir. 
La triangulation est ainsi opérante : représentation sculpturale, lieu réel, référence historique. Chacun nourrissant l'autre, attribuant ou retirant dans le même temps les qualités et les errements d'une architecture presque essouflée de n'être que de façade.... Et je me retrouve sur le parking vidé du mois de juillet, dans une zone industrielle, en train de jouir d'une construction que j'ai vu des années sans jamais la regarder. Et c'est là, dans ce moment, que je sais que Nicolas Moulin est un artiste nous offrant la capacité à vivre le réel à nouveau sans cynisme vain, sans typologie vide, avec même humour et j'oserai jubilation pour un monde déjà en ruine (car négligé par l'histoire de l'architecture) mais superbe pour celui qui veut apprendre encore à voir.
On notera tout de même que dans ce jeu de piste, l'artiste laisse l'image de la carte postale sans référence du lieu, ne nous donne aucune information sur l'architecte.
Je suis donc sur ce parking, je fais quelques images pour vous, et vous allez voir que ce bâtiment est simplement superbe. Je n'ai pas réussi malgré ma demande à l'accueil à en connaître l'architecte.
"Monsieur Michel n'est pas là, il est en vacances, revenez plus tard."
Alors si vous venez à Rouen mettre des fleurs sur la tombe de Duchamp ou de Flaubert, descendez à la galerie 180 et visitez ensuite la zone industrielle de Rouen. Visitez toutes les zones industrielles ou du service tertiaire de vos villes, elles sont pleines d'images grautag, pleines simplement de beautés cachées que vous aimerez pour ce qu'elles sont, non pas des icônes vintage, mais simplement aussi des beautés endormies que l'on découvre dans les clairières des parkings.

l'exposition se tient jusqu'au 31 août du mercredi au samedi de 14h à 19h et sur rendez-vous.
tél : 02 32 08 13 90.
Galerie 180 : 180, rue de Martainville, Rouen.








Comme un plaisir ne vient jamais seul, je reçois de la part de Nicolas une carte postale :



Expédiée de Berlin, elle porte les amitiés du Grautagland que m'adressent l'artiste. La carte postale est une photographie de Melzer et nous montre Halle-Neustadt.
Oui camarade !
C'est aussi le pays d'une architecture puissante et sociale, politique et solide dont le bleu réjouit le cœur des camarades.
L'art est en bronze au premier plan, la maman promène son petit dans une poussette rouge vif, camarade.
Le landau chutera un peu plus tard sur les marches du Palais, camarade.
Le nourrisson sera sauvé par un marin en lutte, camarade.
Et, dans l'appartement, depuis le balcon donnant sur l'égalité de son voisin, nous boirons un coup avec lui, camarade.
Le bébé sur les genoux, le soleil chauffant le béton, nous lèverons notre verre à Reyner Banham, camarade !
À mon tour, mes amitiés !

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