mardi 2 août 2016

Des histoires de ce genre

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 - Mais tu ne l'as pas eu comme professeur à l'école d'ingénieur ?
 - Non, non, mais je suivais au mieux ses conférences. Tu devrais trouver mes notes. 49 ou 50. Carnets bleus. En haut à gauche.
 - Là ? demanda Alvar.
 - Oui... Donne... Voilà.
Jean-Michel Lestrade attrapa le lot de petits carnets identiques tous marqués sur leur reliure d'une année. 47, 48, 49, 50. À partir de la décennie 50, les carnets changeaient de couleur et devenaient verts. Jean-Michel feuilleta rapidement celui de 1950.
 - D is-donc, elle est superbe ton écriture ! affirma avec admiration Alvar.
 - Ah ça oui ! J'ai horreur de ne pas pouvoir me relire. Tiens, voilà. Conférence de Freyssinet sur la précontrainte. Tu vois, j'ai tout noté. Regarde, même le nom de cet entrepreneur. Je me souviens que j'avais essayé d'aller lui parler après mais qu'il était parti rapidement. J'avais tout de même pu discuter avec d'autres jeunes de mon âge. On apprenait aussi comme ça. C'est là que j'ai rencontré Nikos, tu vois, j'ai noté son adresse.
 - En 50 tu avais...
 - 26 bientôt 27. J'étais beau, t'aurais vu le beau gars !
 - Ah ! J'en doute pas Grand-Père ! L'agence existait déjà ? demanda Alvar.
 - Non, enfin pas vraiment. Pas constituée en tant que telle. J'allais de chantier en chantier. J'avais une petite réputation, alors mon téléphone sonnait. Tu sais au début, le téléphone de l'agence c'était simplement celui du bistrot en bas de l'immeuble, chez Madame Robert !
 - Vraiment ?
 - Oui ! Elle me faisait porter les messages par son fils, Jacky qui me les donnait ou les glissait sous ma porte. En échange, je venais chez eux. C'était comme un bureau et une cantine réunis ! Jocelyne me retrouvait là. On y a laissé une bonne partie de nos sous !
 - Mais comment tu avais tes chantiers ?
 - Oh ça ! Très simple ! C'est l'école qui m'a envoyé sur mon premier. Je t'ai raconté ça déjà. Mulhouse, Pierre-Jean Guth ! L'immeuble annulaire ! Que j'ai aimé ce moment !
 - Et on te faisait confiance ? Comme ça...
 - Oui mon gars, c'était une drôle de chance finalement cette Reconstruction pour nous. Du boulot, de l'énergie, pas d'argent mais une joie immense. Et tu sais, voir monter dans les airs ce qu'on a calculé et dessiné, c'est formidable, appuya Jean-Michel en brassant l'air avec le revers de sa main.
 - Oui, je sais ça, Papa nous le dit souvent. Mulhouse ? Tu dis ?
 - Oui, le bâtiment annulaire, tiens, celui-là.




Jean-Michel pointa avec son doigt un lot de photographies et de cartes postales de l'immeuble de Pierre-Jean Guth.
 - Tu as beaucoup de documents sur cet immeuble !
 - C'est mon premier vrai chantier, celui d'une totale responsabilité. Alors je gardais tout. Je l'aime beaucoup cet ensemble, c'est ma Cité Radieuse à moi ! J'étais très fier du dessin des piliers.
 - Tu étais déjà avec Mamie Jocelyne ?
 - En 50 ! Bien sûr ! Depuis 45 ! Enfin, on s'est marié en 48 juste avant la naissance de ton oncle.
 - Si tôt ?
 - Oui.
 - Ce que tu es en train de me dire c'est que Mamie était enceinte quand vous vous êtes mariés ?
 - Oui ! Mais tu n'es pas choqué j'espère ? demanda Jean-Michel en riant.
 - Non... Enfin, je veux dire...
 - Mais mon gars, on était jeunes... Tu vois ? Tu comprends... On avait ton âge ! C'est de famille, tu as pris le relais je crois non ? C'est pour ça qu'on s'est marié seulement à la mairie. Et puis aussi on s'en foutait.
 - Oui c'est stupide ma surprise. Bon. Revenons au chantier. Tu travaillais comment avec les équipes ?
 - Je recevais les plans. Des brouettes entières de plans ! Je contrôlais toutes les dimensions, je calculais les forces, les appuis, les structures. Je redessinais si nécessaire et c'était toujours, toujours nécessaire. Je renvoyais les plans puis j'allais sur le chantier pour la mise en œuvre. Toujours. Le poids était l'ennemi, la structure notre alliée. On faisait à l'époque un béton trop ferraillé et ferraillé trop près de la surface. On avait étrangement peu confiance d'une manière générale dans sa solidité. Et le ferraillage n'était pas protégé. Aujourd'hui souvent il gonfle et éclate, c'est sa maladie. Mais voilà, c'était l'époque.
 - Tu étais donc en liaison permanente avec les architectes ? demanda Alvar.
 - Oui... Enfin surtout les architectes d'opérations. Mais on travaillait tous ensemble, tous avec confiance dans le travail de l'autre. Pour ma part, ma position était que l'architecte avait raison et que je me devais, en quelque sorte, lui donner cette raison par un travail d'ingénieur propre et surtout, surtout... Solide !
 - Tu faisais un chantier à la fois ?
 - Oh non ! Pour cette période, je pouvais faire trois, voire quatre chantiers en même temps ! Mulhouse, Royan, l'Afrique du Nord et je ne sais encore !
- Tu arrivais à avoir une vie de famille ? Tu devais être sur la route tout le temps...
- Oui ! Jocelyne était formidable. Elle s'occupait de tout sans se plaindre. Gilles arriva un peu comme ça. Tu sais... Enfin... Et puis ton père et Mamie Yasmina. Jocelyne avait surtout peur de la route. Faut dire que je fonçais à l'époque ! J'ai tout de même ratatiné deux Tractions Avant ! Celle-ci à St-Palais, l'autre à Dijon et la même année !



- Mais, enfin... je voudrais te demander...
- Oui ? Quoi ? Tu as l'air gêné ?
- Ba, disons que toi et Mamie vous étiez tout de même vachement ouverts d'esprit pour l'époque. Enfant hors mariage, adoption, et acceptation pour Gilles... enfin tu vois...
- Aah... oui... Gilles...Tu sais on l'a su très vite. Avant lui sans doute. Il était adorable, il l'est toujours. Il a tellement aidé son frère, ton père. Il l'a accepté tout de suite. J'avais un ami comme Gilles au Lycée. Et pour tout de dire, il était amoureux de moi ! Sacré Jean-Pierre ! Nous avons eu des histoires ensemble pendant la guerre, mais ça c'est un peu long et triste à t'expliquer.
- Des histoires ?! dit Alvar extrêmement surpris.
- Ah ! Non ! Pas des histoires de ce genre ! Des histoires de guerre...! Pendant l'occupation !
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Par ordre d'apparition :
 - Mulhouse, Bâtiment annulaire, Flatigny éditeur, expédiée en 1958
 - Mulhouse, Bâtiment annulaire, édition la Cigogne, expédiée en 1963
 - Mulhouse, Bâtiment annulaire, édition couleur la Cigogne, Pierre-Jean-Guth, architecte, nommé.











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